Projet réalisé lors d’une résidence photographique au cours de l’année 2017-18 organisée par l’association Lumière d’Encre en partenariat avec le Conseil Général des Pyrénées Orientales et la ville de Céret.
De Novembre à Juin, je me suis rendue par intermittence à Céret, ville dont la situation géographique particulière en a fait l’un des lieux de négociation du traité des Pyrénées qui marquera par la suite la frontière entre le royaume d’Espagne et celui de France.
Imprégnée par ce passé historique, j’ai choisi de poser mon regard sur la frontière naturelle que forme la chaine Pyrénéenne. Au fil de mes séjours, j’ai pu constater comment cette limite bien qu’immatérielle, a fait de la vallée du Vallespir une zone d’identité particulière où l’imaginaire et la pensée se sont emparés de ce symbole et où les habitants expérimentent dans la banalité de leur quotidien, l’appartenance à deux lieux, à deux cultures : française et catalane.
Ce sont ces allers sans retours ou ces allers-retours pluriels de part et d’autre de la crête que j’ai souhaité mettre en lumière. Une mobilité de la population que j’exprime à travers la mise en images de passages individuels, faisant dialoguer histoires réelles et légendes rurales propres aux traditions locales.
C’est en posant des questions, en suivant des personnes au grès de mes rencontres, en me laissant porter par le terrain que j’ai pu récolter des témoignages exprimant diverses manières de vivre l’espace et le temps.
La diversité des personnes et la multiplicité des récits qui m’ont été livrés ont fait surgir différents usages et perceptions de la frontière correspondant à des temporalités et à des réalités sociales diverses. Que ce soit pour des raisons économiques, politiques, familiales ou existentielles, ces derniers ne cessent de redéfinir l’histoire et l’identité d’un espace de vie commun à deux pays.

En 1985, Jean-Pierre quitte Paris pour s’installer dans les Pyrénées
Orientales.
Agent de la Police aux frontières, il sera affecté au col d’Ares pendant plus de dix ans. Ce poste il l’accepta non pas par vocation mais par amour de la montagne et plaisir de la marche.
Situé à 1513m d’altitude, le col d’Ares à été l’un des chemins de la Retirada
emprunté par des milliers de réfugiés espagnols.
Au fil des années, il est devenu un passage transfrontalier peu fréquenté dont le poste douanier n’avait plus grande utilité. A de nombreuses reprises, la direction centrale de la PAF a tenté de le fermer mais Jean-Pierre s’est battu jusqu’au bout pour ne pas être délocalisé.
Il y travaillera jusqu’à son départ à la retraite en 1995.
Au delà des missions de contrôle et de sécurisation qu’il effectuait au quotidien, Jean-Pierre avait également pour responsabilité de localiser et d’entretenir les bornes qui délimitent la frontière franco-espagnole. Un travail titanesque dont il
parle avec passion. Muni d’une carte et d’une
boussole il a minutieusement répertorié et photographié les 602 bornes réparties entre la mer Méditerranée et le golfe de Gascogne.

Concepción à 4 ans lorsque la guerre d’Espagne éclate. Elle vit alors à Figueres avec ses deux parents. Violemment bombardée par l’aviation allemande et italienne, la ville est partiellement détruite. Blessé et dans l’incapacité de combattre, le père de Concepción quitte la ville avec femme et enfant pour se réfugier chez les grand-parents qui à l’époque vivaient dans le petit village de Lladó, situé à une quinzaine de kilomètres. Suite à la chute du front de Catalogne et la prise de Barcelone, la famille décide de fuir vers la France dans la nuit du 3 Février 1939. Leur destin rejoint alors celui de milliers d’autres réfugiés qui empruntent cette même année les chemins de la Retirada. Concepción évoque avec douleur cette marche nocturne de plus de dix heures, bravant la neige et le vent pour arriver jusqu’au col de Coustouges et enfin traverser la frontière. Elle se rappelle de l’accueil brutal des français, de tous ces déplacements incessants du sud au centre de la France dans des camps de réfugiés insalubres. Elle se souvient de cette terrible peur qui l’envahit lorsqu’elle fut séparée de son père, qu’elle ne retrouvera qu’un an plus tard en 1940. Pour Concepción, la frontière pyrénéenne est le rappel d’un épisode tragique de l’histoire franco-espagnole qui a boulversé toute son enfance: la cicatrice d’une plaie longtemps gardée taboue qui peine à guérir, malgré le temps qui passe.

Sarah a grandi avec ses deux frères dans le hameau de Super-Las-Illas. Pour des raisons géographiques et par soucis de bien-être pour leurs enfants, les
parents de Sarah ont décidé de les scolariser de l’autre coté de la frontière dans le petit village Catalan de la Vajol. Constituée d’une seule classe de dix élèves,
cette école primaire et maternelle se trouvait par ailleurs sous la menace de fermeture si de
nouveaux élèves ne s’y inscrivaient pas. Une raison supplémentaire qui a convaincu définitivement la famille de faire ce choix étonnant, qui fut vécu très naturellement par les enfants.
Chaque jour et cela pendant six ans, Sarah a emprunté matin et soir la piste sinueuse et rudimentaire qui mène au col de Manrella.
Ces allers-retours faisaient parti de son quotidien. Pour elle, il n’était pas question de frontière à franchir mais simplement d’une route à suivre, d’une prolongation de son environnement et de son lieu de vie. Vivre au pied de la frontière n’a donc jamais été pour Sarah synonyme de fermeture et de barrière. Bien au contraire, c’était une véritable richesse qui lui a permis de se forger une identité multiple à travers l’apprentissage et la découverte d’une autre culture et d’une autre langue.
Elle garde un souvenir précieux de cette époque dont elle parle avec joie,
consciente de la singularité de l’expérience qu’elle a vécu : celle de la bilocation où s’additionne la famille en France à l’école et aux amis en Espagne.

Au milieu des années soixante dix Alain, la vingtaine révolue, décide de s’installer dans les Pyrénées Orientales. Jamais il ne s’y était rendu auparavant et c’est
pourtant très rapidement qu’il s’attache à cette terre et à ce massif qui fait
frontière. Imposante, dangereuse, surveillée, la zone frontalière n’a cessé de le fasciner et pendant de nombreuses années il s’est obstiné à la domestiquer.
La nuit ou dans les brumes du petit jour, il a sondé la montagne à la recherche de chemins de traverse, loin des regards et des zones de contrôle habituelles.
C’est par solidarité et conviction politique qu’il a décidé d’aider ceux qui pour diverses raisons, se trouvaient dans la nécessité de traverser clandestinement la frontière.
Ce besoin continuel d’aventure, cette
transgression inhérente aux espaces frontaliers a rythmé pendant plusieurs années son mode et cadre de vie.
Aujourd’hui, Il garde en mémoire des escapades surprenantes dont peu
connaissent le tracé et la finalité.

Originaire d’Algérie, Jean-Pierre T. arrive à Céret au milieu des années soixante dix, âgé d’une vingtaine d’années. Il travaille d’abord en tant qu’artiste et mène une vie
libre et alternative. A la naissance de son premier fils, en 1992, il achète dans le hameau de Can Borreil la quatrième partie d’un vieux mas datant du XVIIème siècle.
Au fil du temps, Jean Pierre T. découvre, à travers les dires de ses voisins, l’histoire
de ce hameau fondé par la famille Borreil. Il s’agissait à l’époque d’une seule et unique propriété, faisant office de relais de poste et située au bord d’un ancien chemin muletier montant abruptement jusqu’en Espagne. Cette propriété paysanne offrait repos et nourriture aux hommes et aux bêtes qui transitaient de part et d’autre de la montagne. Elle abrite toujours une cache secrète localisée
entre un faux plafond et un plancher. La rumeur locale dit que diverses marchandises
venant d’Espagne y étaient entreposées, à l’époque où le traité des Pyrénées fut signé et la frontière, bien qu’encore floue, délimitée.
Jean-Pierre T. n’a jamais pu vérifier la fonction exacte de cette cachette dont l’histoire s’est transmise de famille en famille. Elle fait aujourd’hui partie du folklore local et
continue d’entretenir
l’imaginaire propres aux zones frontalières, érigeant la montagne en mythe, terre d’insoumission et haut lieu de la contrebande.

Betty est née à Céret et a vécu jusqu’à ses 18 ans au col de Bousseils avant de partir faire ses études à Nîmes puis en région Parisienne. Elle revient à Céret régulièrement pour y revoir amis et parents.
Fille des Pyrénées Orientales, elle a eu pour
terrain de jeux la montagne, dont la présence au quotidien n’a cessé d’être source d’imaginaire et de fantasmes.
Enfant, elle se rappelle des changements de devises de francs à pesetas et des divers postes de contrôles par lesquels il fallait transiter pour se rendre en Espagne. Aujourd’hui, ses souvenirs lui paraissent bien loin et c’est avec perplexité qu’elle regarde cette frontière qui n’a plus lieu d’être. Mais l’émotion est
toujours là, à chaque fois que Betty la traverse. Elle sait bien qu’au delà des
grillages et des barrières de bois, c’est le même air et la même terre pourtant, la route, la végétation, les gens et les couleurs lui paraissent toujours légèrement différents.

Jean est né à Perpignan. Il y grandira jusqu’à ses quatorze ans avant de venir s’installer avec sa famille à Céret où vivaient déjà ses grands-parents catalans. Il n’avait à l’époque que très peu de liens avec l’Espagne,
et a longtemps éprouvé une certaine appréhension envers ce pays.
Hormis quelques excursions récréatives, Jean s’aventurait peu de l’autre coté de la frontière où l’ombre de Franco et la menace de la Guardia Civil étaient encore bien présentes.
Ce n’est qu’une fois devenu père, en voyant l’intérêt de ses enfants pour la langue et la culture
catalane, que Jean décide de renouer avec ses racines. Il prend alors conscience de l’importance de cet héritage culturel et c’est avec enthousiasme qu’il
redécouvre en famille
certaines traditions comme le joc de pilota. Dans les années 1900, ce jeu était couramment pratiqué à Céret donant lieu à de nombreux tournois transfrontaliers. En 2006, il décide de fonder l’association Nou de trinca dans le but de faire revivre cette pratique qui avait alors totalement disparu du département. L’intérêt de Jean pour ce jeu de balle va bien au delà de l’envie de raviver d’anciennes traditions régionales et réside avant tout dans son histoire et son universalité. C’est un prétexte à la rencontre et au brassage culturel car pour Jean, ce qui fait la force du Vallespir c’est la présence de cette
frontière qui unit les hommes et les pays plus qu’elle ne les sépare.

Originaire de la banlieue lilloise, Gonzague a grandi à proximité de la frontière
avec la Belgique. Adulte, il quitte le plat pays du Nord pour les hauteurs des
massifs montagneux : d’abord les Alpes, puis les Pyrénées. Les topographies sont diverses mais à chaque fois Gonzague y retrouve cette atmosphère bien particulière propres aux zones frontalières. Il apprécie cet entre deux et la liberté que ce flou lui apporte. Au grès des rencontres amoureuses ou amicales, il mène une vie de débrouille faite de petits boulots, d’entraide et d’arrangements.
Cette vie en mouvement, il l’a mené pendant plus de seize ans, longeant les
Pyrénées d’ouest en est, jamais lassé par la beauté sauvage de ce massif et la richesse de sa culture locale.
Aujourd’hui, il vit sur les hauteurs de Reynes à quelques kilomètres du Perthus, commune située sur la frontière franco-espagnole et dans laquelle il se rend chaque semaine. C’est au pied de la borne frontière 575, à l’arrêt de bus espagnol qui sert de terminus à la ligne L0002, que Gonzague récupère un vendredi soir sur deux un être qui lui est cher et qui lui, vit de l’autre côté de la frontière.

A 19 ans, Lilianna quitte l’Argentine pour effectuer un voyage en Europe. Elle ne retournera jamais vivre dans son pays natal.
En 1978 elle pose ses valises à Céret et pendant cinq ans, elle se soumettra aux politiques de gestion des frontières propres à la période
pré-Schengen. Tous les trois mois, elle était dans l’obligation de quitter
momentanément le territoire français. Passé ce délai, Lilianna se retrouvait dans l’illégalité et elle devait alors avoir recours à de nombreux stratagèmes pour détourner l’absurdité de l’administration et ainsi pouvoir circuler librement au sein du pays où elle a
choisi de faire sa vie.
Elle ne compte plus le nombre de trajets qu’elle a dû faire jusqu’à la frontière, à traverser le col du Perthus pour faire tamponner ses papiers par les autorités.
Bien que détenant un
passeport Argentin, Lilianna possédait également la nationalité espagnole dû à des accords signés à l’époque entre l’Espagne et divers pays de l’Amérique du Sud.
Quarante ans plus tard et malgré de nombreuses tentatives, Lilianna n’a toujours pas la nationalité française. Elle détient une carte de résident qu’elle doit renouveler tous les dix ans.

Robert est d’origine catalane, né à Céret. Il a travaillé comme douanier toute sa vie. Enfant, il se souvient avoir observé avec envie des agents de la douane partir en expédition nocturne dans la montagne. Cette scène restera gravée dans sa
mémoire jusqu’à sa majorité lorsqu’il se décide à exercer ce métier qui pour lui a toujours été synonyme d’aventure et de liberté.
Il débute sa profession dans l’extrême nord de la France avant de revenir s’installer dans les Pyrénées Orientales, poussé par le besoin vital de retrouver sa montagne.
Rattaché à la commune d’Arles sur Tech, il a travaillé à partir de 1993 comme douanier volant sur un territoire allant du Perthus au col d’Ares. Déposé enhélicoptère, il patrouillait à pied la crête frontière afin d’intercepter trafics et passages
clandestins. Mais son combat le plus fréquent était de lutter contre la
migration volontaire ou involontaire du bétail local qui indifférent au partage des terres transitait entre la France et l’Espagne sans se soucier des lois. Lorsqu’en pleine
montagne il se retrouvait nez à nez avec des chevaux ou des vaches égarés, Robert et ses collègues devaient alors mettre en place toute une opération de contrôle et d’identification qui pouvait s’avérer plus ou moins complexe selon le degré de coopération des animaux.